Droits de l'enfant - 9/2022

Droits de l'enfant

Les droits, rien que les droits ?

 

Éléments de réflexion sur l’histoire des droits de l’enfant à partir d’un projet de sociohistoire.

 

 

Joëlle Droux, Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation, Université de Genève

 

Les droits de l’enfant ont plus de trente ans. Ou peut-être plus de septante ans … voire près d’un siècle ?

On peut en effet hésiter sur la date de naissance de ce concept. Si la Convention internationale des droits de l’enfant ( CIDE ) a été adoptée par l’ONU en 1989, d’autres outils internationaux existaient déjà en la matière : en 1959, une Déclaration des droits de l’enfant avait été rédigée, elle aussi dans le cadre de l’ONU. Elle reprenait d’ailleurs des contenus de la Déclaration de Genève adoptée par l’Assemblée de la Société des Nations en 1924 .

Au reste, la recherche des origines est-elle autre chose qu’une marotte d’historien ? En réalité, remonter aux sources du mouvement d’affirmation des droits de l’enfant, c’est aussi en questionner l’inexistence, et les effets de celle-ci. Qu’existait-il avant ? Qu’on ait pu postuler, à un moment donné de notre histoire, que le bien-être de l’enfant dépendait de l’établissement de ses droits, et rien que de ses droits, signifie-t-il qu’auparavant, on n’avait encore rien accompli ? Est-ce à dire que le référentiel des droits était et demeure la seule voie pour avancer cette cause ?

 

Un non-évènement pour beaucoup

 

Un projet de recherche – mené actuellement dans le cadre du Projet national de recherche 76 « Assistance et coercition » – tente de comprendre selon quelles normes les services de protection de l’enfant prennent leurs décisions, en postulant que la montée en puissance du concept des droits de l’enfant s’était fortement marquée sur leurs pratiques au cours de la seconde moitié du XXe siècle .

Or les premiers résultats de cette enquête, qu’on va ici évoquer brièvement, ont de quoi surprendre ... Ou pas.

Pour analyser l’horizon normatif censé cadrer les pratiques des travailleuses et travailleurs sociaux, magistrat·es, éducatrices et éducateurs, l’équipe a choisi de débuter son travail par une séquence d’enquête orale auprès de « grands témoins », femmes et hommes qui étaient actifs durant cette période dans le maillage des institutions romandes. Interviewées sur leur parcours et leur vision du développement contemporain de ces terrains, ces personnalités ont confié, dans leur grande majorité, que la CIDE avait été à leurs yeux un véritable non-évènement.

Ainsi, pour cette travailleuse sociale – engagée durant les années 1960-1980 dans une fondation genevoise s’occupant d’enfants placé·es – la CIDE n’a pas initié de ruptures dans ses pratiques : « J’ai l’impression – je ne sais pas si je me valorise – qu’avec les éducateurs, on a quand même, avant la Convention, toujours eu l’enfant très présent dans nos équipes d’éducateurs. On les a beaucoup écoutés. Ça allait de soi, c’est le centre. »  Déjà là avant d’être là, la CIDE ? Au contraire, tel autre, travailleur social en Valais dans les années 1980-2010, confie à propos de la CIDE : « Ce n’était pas tellement un thème jusqu’aux années 1990 et là progressivement c’est devenu un thème. Pour vous dire, jusqu’à mon départ en 2012, j’ai l’impression que c’était encore quelque chose d’assez théorique. C’était un idéal, mais avec tellement de bémols et de réserves, de oui, mais. Une curiosité, une envie, un modèle assez idéal … Mais dans les faits, ça ne se voyait pas tellement l’idée que l’enfant participe à une décision, qu’il apporte son regard, son analyse dans toutes ces situations. » Inaudible, la CIDE ?

Or, ces intervenant·es ne donnent pas le sentiment de professionnel·les confit·es dans une attitude rétrograde, imperméables à toute évolution. Tout au contraire : la distance critique et la réflexivité bouillonnante qui les animent durant la période considérée ( 1960-2010 ) dominent dans les entretiens menés.

 

Vers la proportionnalité de l'action

 

Il faut dire que l’univers de la protection de l’enfance, émergé de l’après-guerre, semblait tout droit sorti du XIXe siècle : des services publics en sous-effectifs ; des enfants séparé·es de leurs parents dès le premier soupçon de négligence, faute d’alternative ; des orphelinats pour enfants placé·es arc-boutés sur des méthodes disciplinaires ; des garde-chiourmes en lieu et place des éducateurs . Bousculés par plusieurs scandales, les intervenants de la protection de l’enfance, dès les années 1950, se lancent dans une séquence d’autocritique qui ne cessera plus d’interroger le rapport aux publics concernés ( enfants et familles ), le paternalisme ( à réformer ), l’autoritarisme ( à éliminer ), l’arbitraire ( à encadrer ). Une véritable culture de l’insatisfaction semble alors traverser les services et organes de la protection des mineur·es, confrontés aux structures que leurs devanciers leur ont léguées. Cette appétence à la transformation se traduit par des expérimentations multiples, pilotées par les organes des services publics, mais aussi coconstruites par les œuvres privées ( foyers, fondations centrées sur l’éducation ou le handicap ), et diffusées par les centres de formation des éducateurs et des éducatrices et assistant·es sociaux. Ainsi, c’est durant ces années que le principe de la proportionnalité de l’action sociale et éducative auprès des familles en difficulté est clairement établi : l’enfant ne doit être placé·e qu’en tout dernier recours, quand toute autre mesure a échoué.

 

Une logique d'innovations

 

Ce sont des bouleversements véritablement paradigmatiques pour les organes de protection de l’enfance, appelés désormais, avant tout, à soutenir les parents dans leur œuvre éducative, et non plus à les sanctionner pour leurs manquements. La possibilité d’engager auprès de ces familles une procédure d’assistance éducative est d’ailleurs institutionnalisée par la nouvelle mouture du Code civil en 1976. Elle inspire la création de services ou structures d’AEMO ( Assistance éducative en milieu ouvert ), afin de solutionner les tensions sans recours au placement. En outre, la volonté de renouveler les conditions d’accueil des enfants placé·es pour se rapprocher le plus possible d’une vie de famille ordinaire, a inspiré la création de foyers de plus petites tailles, pouvant accueillir sans les séparer des enfants issu·es d’une même fratrie. Des pédagogies nouvelles sont pensées et mises en œuvre pour améliorer leur prise en charge éducative au quotidien : il s’agit de leur offrir un cadre institutionnel susceptible de forger leur autonomie, de répondre autant que possible à leurs besoins affectifs, de préparer leur insertion sociale et professionnelle. L’approche des publics concernés se dote de nouveaux outils, savoirs et savoir-faire ; les travailleuses et travailleurs sociaux se forment à des méthodes moins directives, plus collaboratives. Une éducatrice se souvient de ce vent nouveau dans le foyer où elle travailla dès la fin des années 1960 : « ( La directrice du foyer ) était arrivée avec des méthodes éducatives qui n’étaient pas des méthodes d’enfermement. Plus à l’écoute des adolescentes, pour les accompagner, aller les chercher quand elles fuguaient, aller les récupérer au bout du lac ( … ). C’étaient les méthodes non directives qui arrivaient, avec la centration sur les besoins des adolescentes, avec cette idée que ce n’était pas par la répression qu’on allait les aider ( … ). Et dans ce modèle, il y a plus de place pour la famille, et plus de souplesse dans les mesures que prennent les foyers. »  Dans les années 1970-1980, c’est l’approche systémique qui rebat les cartes, comme le confie ce travailleur social valaisan : « L’approche systémique, ça c’est un déclic, une révolution dans l’analyse des situations, dans la perception des modèles de prise en charge, c’est-à-dire comment on met en place une intervention finalement. D’abord, il y avait la famille qui était sollicitée, alors qu’on a souvent pris les décisions sans la consulter ( … ). C’est là que – on a pu s’étonner parfois - mais enfin on a dû apprendre à prendre des décisions en présence du principal intéressé. » 

Tout au long des décennies qui suivent, cette logique d’innovations se poursuit, malgré les coupes budgétaires imposées par les crises budgétaires. Les associations professionnelles, tant du côté des éducateur·trices que des travailleur·es sociaux, mais aussi les faitières des employeurs ( maisons d’éducation ), se saisissent des modèles novateurs étrangers pour les commenter, les diffuser, les importer, les adapter. Des problématiques sociales nouvelles sont abordées avec des propositions de prises en charge spécifiques : les enfants migrant·es, le droit de visite des parents divorcés sur leur enfant, par exemple.

La place manque ici pour fournir d’autres exemples de cette volonté de coller au plus près des problématiques nouvelles pour se renouveler, inventer, se tromper parfois … et se relancer quand même. Alors, évidemment, tout n’est pas rose dans ce paysage institutionnel en perpétuelle reconfiguration. Les contraintes, les limites, les impasses existent : à commencer par les finances, qu’il faut sans cesse aller chercher ; les politicien·nes, qu’il faut convaincre ; les formations, qu’il faut adapter ; l’épuisement des forces, qu’il faut surmonter.

 

Être et demeurer à l'écoute

 

Mais là n’est pas le plus important. Ce qu’il faut plutôt mentionner, c’est que ce véritable tourbillon du neuf ne s’est jamais joué, pensé, ni conçu sur le tempo des droits de l’enfant. Ou plus exactement, s’est joué en dehors de lui, comme si cette référence conceptuelle ne lui était pas nécessaire pour penser le progrès ou la modernité. Comment expliquer ce phénomène pour nous si troublant ? Nous qui avons l’idée – il faut en convenir bien vague – que toute amélioration du sort des enfants et des jeunes passe désormais nécessairement par la mobilisation de ce référentiel ? Qu’est-ce qui a tant fait carburer les professionnel·les sur le terrain de la protection des mineur·es si ce n’est pas le ressort des droits de l’enfant ?

Les sensibilités diffèrent à cet égard selon les individus interviewés, mais il semble bien qu’un facteur réunit nombre de leurs expériences : c’est la capacité des intervenant·es à se remettre en cause. À ne se satisfaire ni de l’existant, ni de la routine, et à accueillir les difficultés comme une ressource, et non un frein. Pour reprendre les mots d’une éducatrice très impliquée dans le terrain genevois de la protection de l’enfance durant les années 1980-2000, « Ce que j’aimais dans ce travail, c’est que ça a posé des dilemmes tout le temps. Et tu ne fais avancer et la cause des enfants et la cause des familles qu’à travers les dilemmes. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de processus ou de vision figés sur ce qui est bien et pas bien. Tu dois prendre en compte ce que tu vois, ce que tu perçois, ce qu’il se passe, ce que les gens te disent, comment ils réagissent et que chaque situation est différente. Et ça je trouve que ça te fait progresser » .

Être un acteur du changement social, ce que revendiquent nombre de nos témoins, c’est donc être et demeurer à l’écoute, dans l’attention, l’empathie, la sollicitude due à l’enfant. C’est en mobilisant cette sensibilité à l’enfant que les progrès enregistrés durant les décennies 1960-1980 ont été conçus.

 

Des droits, et plus encore

 

Il ne s’agit pas de faire ici de l’angélisme, les personnalités interviewées le récuseraient. Toutes ont compté des échecs, des erreurs, des drames. Mais ce qu’on peut souligner ici, c’est que cette intranquillité inspirante qui les a soutenues pour réformer de l’intérieur les dispositifs existants ne se réduit pas à la question des droits. Ouverte à l’éclectisme, elle se nourrit d’une diversité d’inspirations. Si elle peut englober le référentiel des droits – nul·le ne peut nier que l’affirmation des droits de l’enfant a ainsi permis de déboucher sur des progrès importants  – elle ne s’y dissout pas, comme l’a finement analysé Alain Renaut .

Il ne suffit pas, en effet, d’avoir ratifié la convention de 1989 pour respecter les droits de l’enfant à être traité·e comme tel·le, c’est-à-dire différemment d’un adulte. Une exposition récente  évoque ainsi le traitement fait par nos dispositifs romands à certaines mineures dans un passé récent ( en aval des droits de l’enfant donc ) : troublées, ou en mal-être profond, estimées disruptives dans les institutions qu’elles fréquentent, ces jeunes filles ont été confinées contre leur volonté dans des établissements psychiatriques dans le plus parfait respect des procédures juridiques existantes. L’enfermement psychiatrique sous contrainte débouche alors sur l’hypermédicalisation, l’isolement, la contention. Une situation encore actuelle, qui indigne une magistrate, pour laquelle le problème n’est pas seulement le non-respect de leurs droits, certes, mais aussi le manque d’intérêt et de sollicitude collectives pour leur vie :

« Jusque-là, les filles ne dérangeaient pas la société, parce qu’elles se mettaient en danger et parce qu’elles ne se faisaient que du mal à elles-mêmes. Elles ne passaient pas à l’acte sur autrui et ne constituaient ainsi pas un danger pour autrui. Du coup, on ne s’est pas préoccupé de leur sort. On les place en milieu psychiatrique par le biais de mesure de privation de liberté à des fins d’assistance pour les soigner et se donner bonne conscience. On ne s’est jamais préoccupé du fait que ces lieux n’ont pas été conçus comme des lieux de vie pour des mineurs, filles ou garçons d’ailleurs. Certains séjours ont pu durer des semaines, des mois, sans que personne ne trouve rien à redire du fait qu’il n’y a pas de scolarité possible, alors que celle-ci est obligatoire jusqu’à 15 ans révolus, sans formation professionnelle possible, sans activité sportive ou de loisirs, sans rencontre avec d’autres jeunes hors cadre thérapeutique. La situation n’a pas évolué à ce jour ( … ). Et puis, c’étaient des jeunes filles qui étaient connues et qui arrivaient déjà avec une étiquette, c’était terrible, elles étaient considérées comme la patate chaude qu’on se passe et dont personne ne veut. Pour moi, il n’y a pas de patate chaude que l’on se passe, non. Il y a une personne et il faut voir ce qu’on peut faire pour lui venir en aide, et si on a vraiment tout fait  ».

A-t-on vraiment tout fait quand on a appliqué les droits, rien que les droits ? Si l’histoire des transformations qui ont émaillé le XXe siècle de la protection de l’enfance nous montre quelque chose, c’est que le référentiel des droits de l’enfant n’est pas le seul outil pour changer le monde. 

 

 

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