S'engager pour ne pas subir *

S'engager pour ne pas subir *

(…) «Dans les villages un peu isolés, les rêves de plaisir et les projets de mariage tournent autour de l'institutrice, comme si l'Ecole normale, avec le papier à l'écusson, donnait un brevet d'érotisme et d'aptitude à diriger un train de campagne qui fascine les garçons. L'institutrice est arrivée! Cinquante regards plissés la scrutent quand elle descend du car, toute rosissante, à la rentrée. On l'observe du café, on s'en repaît sous les rideaux de dentelles de la chambre, derrière le mur de clivias et de lauriers en pot, et elle s'installe seule avec un peu d'hésitation, dans la grande maison d'école. La gamine est jeune, jolie, elle gagne assez pour s'acheter une deux-chevaux, suivre la mode, disparaître le samedi et le dimanche. Elle s'habitue, elle rougit de moins en moins, elle commence à regarder les hommes dans les yeux et tous veulent savoir ce qu'elle fait. La voiture surtout les intrigue – l'auto, c'est le poivre en plus, le signe de son indépendance, c'est qu'elle ne respecte pas les règles. Aux hommes, d'habitude, le permis de conduire! Cette liberté, comme un défi, irrite et attire: voilà l'institutrice au centre des désirs comme une courtisane étatique que les femmes détestent et que protège, malgré tout, la conscience civique et éducative de la communauté.»**

C'était il y a 40 ans. C'était il y a un siècle! Il n'y plus d'institutrices, mais des généralistes nanties d'un bachelor of arts en enseignement préscolaire et primaire. Pas sûr que les collègues issues désormais de la froide et technique HEP pourraient générer la même émotion, en tout cas littéraire… (…)

Depuis, la société a changé. Profondément. En 40 ans, le secteur primaire, l'agriculture et la viticulture, a vu son nombre d'emplois diminué par deux. L'industrie a perdu le quart de ses travailleurs et le secteur tertiaire a presque doublé le nombre de ses effectifs, s'établissant à près de 90% des emplois. En 1970, 48% des femmes de 15 à 64 ans avaient un emploi rémunéré. Aujourd'hui, c'est près de 80%. En 40 ans, la proportion de naissances hors mariage a quadruplé et concerne désormais presque un enfant sur quatre. En 40 ans, le nombre de divorces a aussi quadruplé et les familles monoparentales représentent en 2010 et en moyenne près de 15% des ménages…

Aujourd'hui, dans une école qui n'a sans doute changé qu'en surface, c'est à la multitude des organisations familiales que les enseignantes et les enseignants sont confrontés. A la multitude – aussi – de leurs désorganisations. Mais également à la multitude des origines, des cultures, des parcours de vie, des types d'éducation. Et si les mouvements qualifiés par paresse de «soixante-huitards» ont eu quelque impact sur nos sociétés, c'est d'abord celui de l'exacerbation des besoins personnels et la satisfaction immédiate de ceux-ci, de l'hyperconsommation, de l'individualisme et de la fragmentation des citoyens en catégories – selon leur âge, leurs origines, leur orientation sexuelle… catégories qui toutes, plus ou moins légitimement défendent ce qu'elles estiment être leurs droits particuliers.

Le développement du communautarisme ne nous menace pas. Nous y sommes! Et c'est cette société-là, cette complexité, qui vient s'échouer dans nos classes. Face à cette situation, le «c'était mieux avant» est une rengaine sans perspectives. C'est la chanson de toutes les époques. Mais s'il est de notre devoir de refuser de nous complaire dans le désir du passé – quand bien même l'aspiration à une société plus cadrée et plus cadrante fait les beaux jours des salles des maîtres –, si nous ne pouvons nous complaire dans ce désir d'un passé de toute manière reconstruit, il convient pourtant de s'interroger sur les orientations que prennent nos sociétés. S'interroger sur le stress exponentiel que génère le capitalisme marchand: toujours plus de temps de travail pour pouvoir toujours plus consommer. Et les enfants qui pleurent dans les supermarchés, les avions et les clubs de vacances des antipodes plutôt que de construire des cabanes dans les bois.

S'interroger sur le sort promis – ou sur le sort à faire – à ce capitalisme marchand et financier aujourd'hui au bord de la rupture. S'interroger sur la nature et le sens – ou son absence – d'une société dite multiculturelle faute de mieux et qui tend à cacher les causes du profond malaise qui l'habite. Les réponses à ces questions appartiennent à chacune et chacun. C'est dans l'action politique et sociale et dans l'engagement citoyen qu'elles doivent trouver réponse. Et qu'un nouvel équilibre pourra peut-être advenir. Nous ne pouvons qu'encourager toutes et tous à s'engager dans cette action citoyenne. Qui passe aussi par l'engagement syndical. S'engager à agir pour ne pas subir.

 

*Extrait du message adressé à l'AD SPV du 6 juin 2012 (dans sa totalité sur ww.spv-vd.ch, rubrique «publications»)

**Jacques Chessex, Portrait des Vaudois, 1969

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