Soigner le milieu, le centre de notre attention ? - 2/2023

Soigner le milieu, le centre de notre attention ?

Soigner le milieu, le centre de notre attention ?

 

« Soigner le milieu. Actualité et fécondité de la pédagogie institutionnelle. » C’est sous ce titre qu’un évènement majeur dédié à la Pédagogie Institutionnelle (PI) a été organisé le 3 décembre 2022 à l’Université de Genève par plusieurs laboratoires de recherche . Un moment si marquant, que l’Educateur l’avait annoncé en publiant un dossier  sur le sujet. Marquant parce que mettre ainsi en évidence, à l’Université, la pédagogie institutionnelle, n’est pas si coutumier.   

 

 

Relevons ce qui en a été le fil conducteur. Rappeler d’abord que la PI n’est ni une technique, ni une méthode, mais un cheminement guidé par des questionnements pédagogiques, sociologiques, philosophiques, psychanalytiques, qui viennent interroger plus d’un élément du défi éducatif. Tel l’ordre scolaire, voire l’ordre ( « naturel » ) des choses ; le statut de l’enfant, considéré comme un sujet ; la relation pédagogique ; les manières de faire classe et école, avec les élèves et non pas contre les élèves. « On affute les silex en permanence », disait Fernand Oury. Michel Amram et Fabienne D’Ortoli l’ont rappelé et en ont témoigné, tout au long de la journée, en explicitant leur projet de l’École de la Neuville, fondée en France en 1973 et qui a marqué certain·es enseignant·es de Suisse romande.

Ces créateurs et créatrices d’école et d’autres intervenant·es insistent : cette invitation faite aux enseignant·es à « soigner le milieu » n’est pas neuve, elle est centenaire, s’ancrant dans des pédagogies plus impliquantes, plus participatives ou expressives de l’élève.

Autre insistance : les certitudes ne durent pas. Les enfants d’aujourd’hui ne sont pas les mêmes que dans les années 60 ou 70 ( années de création de la PI ), il y a donc nécessité continue à se remettre en travail en tant qu’enseignant·e ou éducateur·trice pour poursuivre le chemin.

 

Une forte interpellation

 

« Soigner le milieu » interpelle en ces temps où nous cherchons surtout à « soigner l’élève ou l’enfant » qui n’est pas suffisamment adapté·e à l’école. Si les enjeux du stress, du burnout, du décrochage scolaire, du suivi complexe des élèves en difficultés par des équipes pluridisciplinaires sont à l’ordre du jour, tant dans les problématiques professionnelles que dans les recherches menées en sciences sociales et humaines comme en sciences de l’éducation, le projet de la PI propose autre chose. Une rupture dans ce qui semble devoir être soigné.

La journée fut ouverte par Olivier Maulini, Rita Hofstetter et Daniel Hameline.

Olivier Maulini interroge d’emblée les enjeux de nos écoles qui, au quotidien, font vivre les élèves dans un groupe. Il souligne la situation actuelle de certain·es jeunes qui ont mal à leur vie. Il pointe ainsi les manières de nous préoccuper de ce problème, entre une recherche ciblant la souffrance des élèves à l’école, leur stress vécu et subi et une recherche de bonheur et de bien-être. Deux voies qui mettent au centre de la réflexion les tensions inhérentes aux différentes manières de faire vivre aux élèves le groupe. La pédagogie institutionnelle incite à changer de regard sur le mal-être scolaire. Elle cherche d’abord à prendre « soin du milieu » dans lequel vivent les élèves. À travers l’articulation de ses institutions, il est soutien pour accueillir les symptômes et les prévenir. Un milieu, comme l’école, peut se retourner contre les missions mêmes auxquelles elle est censée contribuer, et mettre les enfants dans des conditions provoquant de la souffrance.

Des questions n’ont cessé de ponctuer et façonner la pédagogie institutionnelle. Ancrées dans la longue histoire de la recherche d’une éducation et d’un enseignement aux prises avec les différences des élèves, elles sont à la base de son renouvèlement. Avec cette question principale : faut-il adapter l’élève à l’école ou l’école à l’élève ? Cette question philosophique, politique et pédagogique est dorénavant reconnue comme étant centenaire par les travaux menés à l’Institut Jean-Jacques Rousseau, ses précieuses archives en témoignent : Claparède, Ferrière, Piaget, Dottrens, pour citer ici avec grande parcimonie les acteurs de « chez nous », qui ont travaillé une telle problématique. Comme le firent aussi Célestin Freinet, Jean et Fernand Oury en France, et d’autres continuant à travailler la question en construisant les bases de cette pédagogie qualifiée d’institutionnelle. Francis Imbert et Jacques Pain l’ont également théorisée, au niveau universitaire. Autant d’apports rejoignant ceux développés par Mireille Cifali, historienne et psychanalyste, dans le cadre de son travail de recherche et de formation dans les métiers de l’humain, avec des enseignant·es, des éducateur·trices et des soignant·es ( voir p. 8 ).

Daniel Hameline, historien et philosophe de l’éducation, avec son sens analytique et sa lucidité, mais également grâce à son humour, a relevé à son tour les raisons historiques de cette pédagogie en remontant aux tentatives et expérimentations de la non-directivité, maintes fois remises sur le métier dans la tension de « la logique du domestique et de l’affranchi » ( 1977 ), dans une critique des excès de « l’école-caserne » ( Oury et Pain, 1972 ). ( voir son intervention p.6 )

 

La Neuville – « Des enfants qu’on ne voulait nulle part ailleurs »

 

La journée fut en partie animée par Bruno Robbes, professeur en sciences de l’éducation à l’Université de Cergy-Pontoise et spécialiste de la pédagogie institutionnelle.

Elle fut l’occasion de voir un nouveau film, Une si belle équipe. La classe coopérative, un des trois films réalisés par Michel Amram et Jacques Pain, avec la collaboration de Fabienne d’Ortoli ( le premier s’intitulant Le Maître, l’universitaire et l’école caserne, le troisième L’autorisation ). Il fait suite à de nombreux films présentant l’école de La Neuville et son évolution, comme À la Neuville. Michel Amram et Fabienne d’0rtoli, dont les premières études touchaient au cinéma, ont diffusé leur recherche en réalisant des films sur le quotidien de l’école. La classe coopérative est construit à partir de précieuses archives, le reportage sur trois classes de pédagogie institutionnelle de la région parisienne durant l’année scolaire 1968-1969, avec la présence de Fernand Oury et Françoise Dolto qui dialoguent avec les enseignant·es. Ces archives, qui sont commentées par Jacques Pain, ont renvoyé les participant·es tant dans l’intimité de leurs souvenirs qu’à leurs pratiques et questionnements les plus actuels. On y découvre des élèves aux prises avec les institutions, « la réunion, le journal, le quoi de neuf, les rituels, etc. », des institutions dont les traces peuvent se trouver dans nos écoles aujourd’hui, mais surement pas avec le même arrière-fond historique et politique. Les réflexions menées par Françoise Dolto, Fernand Oury, Jacques Pain sont des analyses d’une grande richesse, sur ce qui se joue dans la pédagogie institutionnelle : le rôle des institutions, celui de chacun·e comme sujet dans un groupe, le rôle de sa parole dans le groupe. Et les implications des institutions sur la responsabilité de tous : le comment chacun·e porte l’école. Comme l’a répété Michel Amram, « les adultes ne travaillent pas pour les enfants, mais pour l’école. Qui, elle travaille pour tous, enfants et adultes ».

Ce film d’archive renvoya en échos et non sans interrogations fortes développées dans les ateliers ayant eu cours l’après-midi à ce que nous fabriquons aujourd’hui dans nos écoles, nos formations d’enseignant·es, nos lieux d’éducation.

L’après-midi fut consacré aux pratiques actuelles de la PI. Michel Amram et Fabienne d’Ortoli ont ainsi eu l’occasion d’y évoquer leurs pratiques dans cette école qu’ils ont créée voici cinquante ans. Une école qui accueille des enfants fracassé·es et en rupture avec l’école ordinaire. « Personne, nulle par ailleurs, ne les veut. » Le jeu des institutions et le travail continu de réflexion sur l’évolution du groupe des enfants et des adultes leur permettent la plupart du temps de reprendre vie et leur vie en main. Michel Amram et Fabienne D’Ortoli, ainsi que leur équipe, y œuvrent en continu. Il y eut d’autres témoignages de pratiques de France, de Belgique, de Suisse, dans les classes ordinaires et spécialisées, où les adultes comme les enfants sont engagé·es dans une pédagogie et un travail coopératif. Comme entre autres dans la monographie d’écolier, l’institutionnalisation d’un collectif d’enseignant·es, les institutions ceintures et conseils de classe.

Aujourd’hui, dans nos écoles romandes, on peut voir des traces des institutions de la PI, mais parfois se délestant de leur sens et leur ancrage, elles deviennent anomiques, voire stériles quand elles ne font pas système entre elles, quand elles n’appartiennent pas à la systémique d’une classe, au fonctionnement d’une école ( Hugon, Robbes et Viaud, 2021 ).

Cette journée a mis également en évidence l’importance des archives. Pour garder traces et pour écrire sur les pédagogies. Non pas dans un esprit hagiographique, mais pour poser les repères d’une histoire des idées et des pratiques pédagogiques. Pour éduquer aujourd’hui. Mireille Cifali annonça à cette occasion le dépôt de nouvelles archives : « Je suis heureuse que les archives de Jacques Pain, de Fernand Oury et de la Neuville soient, dans un proche avenir, déposées à la Fondation des Archives Institut Jean-Jacques Rousseau. À côté d’autres liées à l’école nouvelle, à côté des archives de Daniel Hameline et des miennes. Un pan d’histoires. J’ai là, entre les mains, trois exemples, remis symboliquement aujourd’hui par Christine Vander Borght - Pain, Michel Amram et Fabienne d’Ortoli, et les descendants de Fernand Oury : un cours de Jacques Pain sur les émotions et l’angoisse, une correspondance entre Fernand Oury et Célestin Freinet et un cahier de râlage de l’École de la Neuville. Je remercie Rita Hofstetter qui prend soin comme professeur ordinaire de cette Fondation Universitaire et Elphège Gobet qui en est l’archiviste. »

Nous n’oublierons pas le moment de la pause de cette journée où l’on vit Mireille Cifali offrir notre numéro de l’Educateur de 2020 aux participant·es. Un moment rappelant que notre Revue depuis plus de 150 ans suit l’évolution des pédagogies actives et, à sa manière, les soutient aussi. 

 

Andreea Capitanescu Benetti & Etiennette Vellas, Université de Genève, labo LIFE

 

 

Bibliographie générale et sites PI

 

Cifali, M., Entretien avec Jacques Pain. (2020). « Commencer à penser à sa propre violence ». Educateur. Dossier Soignons le milieu ! Avec la pédagogie institutionnelle, 6, 12‑14.

Educateur. (2020). Dossier « Soignons le milieu ! Avec la pédagogie institutionnelle ». Educateur n˚6.

D’Ortoli, F. & Amram, M. (2001). La Neuville : l’école avec Françoise Dolto. Suivi de Dix ans après. ESF

D’Ortoli, F. & Amram, M. (2020). Au-delà de la transmission, l’autorisation. Construction et évolution du projet neuvillois (1973-2020). Éd. École de la Neuville.

Hugon, M.-A., Robbes, B. & Viaud, M.-L. (2021). Les pédagogies différentes : Quelles mises en pratiques ? Bricolages, hybridations, appropriations. Spécificités,n° 16(2), 2‑9. https://doi.org/10.3917/spec.016.0002

Imbert, F. (1976). Le groupe-classe et ses pouvoirs. Armand Colin.

Imbert, F. (1994). Médiations, institutions et loi dans la classe : Pratiques de pédagogie institutionnelle. ESF.

Imbert, F. (1996). L’inconscient dans la classe : Transferts et contre-transferts. ESF.

Imbert, F. (2000). L’impossible métier de pédagogue. ESF.                                                                                                              

Imbert, F. (2018). Un itinéraire en pédagogie institutionnelle. Champ Social.

Lobrot, M. (1966). La pédagogie institutionnelle. L'école vers l'autogestion. Gauthier-Villars.

Martin, L., Meirieu, P. & Pain, J. (Éds.). (2009). La Pédagogie Institutionnelle de Fernand Oury. Matrice.

Oury, F. & Pain, J. (1972). Chronique de l’école caserne. Maspero.

Oury, F & Vasquez, A. (1967). Vers une pédagogie institutionnelle. Maspero.

Oury, F. & Vasquez,A. (1971). De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle. Maspero.

Oury, F. & Pain J. (1972). Chronique de l’École-caserne. Maspero.

Oury, F. Pochet, C. & Oury, J. (1986). « L’année dernière, j’étais mort » signé Miloud. Maspero.

Pain, J. (1993). Pratique de l’institutionnel, recherche-intervention, recherche-formation dans le champ éducatif. Paris 10. Thèse de doctorat.

Pain, J. (2002). La société commence à l’école. Prévenir la violence ou prévenir l’école ? Matrice.

Pain, J. (2009). « Apprendre à vivre en société multiple ». Enfances & Psy, n° 43(2), 66‑76. https://doi.org/10.3917/ep.043.0066

Pain, J. (2014). L’institution comme système, une lecture systémique de l’institutionnel. La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, 67(3), 73. https://doi.org/10.3917/nras.067.0073

Pain, J. (2015). Pédagogie institutionnelle et psychothérapie institutionnelle : L’institution au centre du changement. VST - Vie sociale et traitements, 125(1), 40. https://doi.org/10.3917/vst.125.0040

Pain, J. (2016). Jean Oury, les racines de l’institutionnel. Psychiatrie, Psychanalyse et Sociétés. http://www.revue-pps.org/jean-oury-les-racines-de-linstitutionnel/

Robbes, B. (2021). « La pédagogie institutionnelle : Origines, fondements et actualité ». In F. Darbellay, Z. Moody, & M. Louviot (Éds.), L’école autrement ? Les pédagogies alternatives en débat (p. 149‑169). Alphil-Presses universitaires suisses. https://www.alphil.com/livres/1136-lecole-autrement-.html

 

Sites

Réseau Pédagogie Institutionnelle international. https://reseau-pi-international.org

École de la Neuville : http://www.ecoledelaneuville.fr

LIFE. Université de Genève. https://www.unige.ch/fapse/life Voir : Traces et CR de la Rencontre du 3 décembre : https://www.unige.ch/fapse/life/debats/colloques/soigner-le-milieu

 

 

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