À propos d’évaluation, « chassez le naturel et il revient au galop », diraient certaines personnes fatalistes peut-être. Loin d’être résignées, deux collègues s’expriment. La première montre comment elle s’y prend avec les contraintes du système, la seconde propose des pistes de réflexion.  

En 2015 1, en France, le « carnet de suivi des apprentissages » est instauré pour évaluer les élèves âgé·es de 3 à 7 ans. Le carnet doit comporter les traces significatives des progrès de l’enfant. En fin de grande section (ou GS), une « synthèse des acquis » doit compléter le document.

J’enseigne en GS dans une école de Besançon située dans un quartier défavorisé. Il y a peu de mixité sociale : situations familiales précaires, parents éloignés de la culture scolaire, français langue seconde, forte proportion d’enfants suivi·es pour troubles et/ou par des services sociaux.

Comment avons-nous conçu le carnet, communiqué aux parents, dans un tel contexte ?

Photos ou pictogrammes?

De nombreuses situations ne sont pas photographiables. Les pictogrammes, plus généralisants, incluent le chemin personnel de l’enfant dans un parcours d’apprentissage avec et comme les autres.

Donner du temps, ce n’est pas attendre …

Les pictogrammes sont cochés au fur et à mesure des réussites de l’enfant, dans un même carnet, de la petite section à la grande. Ce suivi régulier évite les interprétations faussées d’une évaluation unique. Ce ne sont plus les manques et insuffisances, mais les progrès qui sont mis en évidence.

Sélectionner l’essentiel ou être complet ?

Cocher les acquis n’explique pas comment ils se sont construits. Pour rendre compte plus significativement de l’activité de l’élève, notre carnet est complété par un grand nombre de commentaires qui noient les attendus essentiels dans une multitude de renseignements. Comment faire la part des choses ? Que choisir ? Les exigences de base ou un compte-rendu complet ?

Rencontrer les parents

Rencontrer les parents reste le meilleur moyen de communication. Lors des entretiens 2, je parle des points forts et faiblesses et comment je les interprète. Je « raconte » comment leur enfant travaille en classe, ce qui, dans sa posture, fait progresser ou gêne. L’élève écoute et participe à l’échange.

Pour l’élève ?

Pour réussir une activité, il faut la comprendre : oser se tromper pour identifier les critères de réussite, les moyens d’y parvenir, avec l’aide réflexive du collectif. Le carnet se veut une ouverture, un lien avec parents, enfants et école. Mais qu’apporte-t-il au quotidien de la classe ? Malgré tout, il reste sommatif. Demeure le tiraillement entre apprendre et évaluer, entre « l’évaluation au service des apprentissages » 3 et le besoin social d’une évaluation sommative et sélective.

Sophie Reboul

Résister à l’intoxicationdès la Maternelle 4 

Si on est obligé aujourd’hui d’en appeler à une désintoxication de la note scolaire, à quelles pratiques être vigilant en Maternelle pour ne surtout pas commencer cette intoxication ? Ayant travaillé en Maternelle … et à la post-formation d’enseignant·es dans plusieurs pays … je propose d’expliquer :

• ce que j’entends par une intoxication déjà en Maternelle : le début de « l’empoisonnement » des enfants, des parents, des instits ( intoxication coutumière ) ;

• comment un Jardin d’enfance en Éducation Nouvelle peut être un antidote à cette intoxication précoce.

Intoxiquer c’est comme empoisonner, contaminer

Osons parler d’addiction. Le terme n’est pas trop fort. Non ! Car il s’agit d’une vraie dépendance. Oui, souvent les éducateurs, éducatrices, les parents, les enseignant·es sont pris·es par l’habitude de récompenser, punir, juger, afin de gérer les comportements, les acquisitions des écolièr·es, petit·es ou grand·es.

L’intoxication coutumière en Maternelle

Parfois des nombres sont attribués aux différentes productions enfantines : un exercice de correspondance terme à terme se voit attribuer un 5/10, car seuls cinq éléments à relier sont réussis sur les dix : mesurage du résultat. Une peinture avec la consigne d’utiliser trois couleurs différentes est dévalorisée par un smiley boudeur accompagné du commentaire : « éternel distrait ! » : mesure des comportements.

Afin d’être mieux comprise par les parents et soucieuse de partager le poids de l’évaluation avec les enfants, une école a inventé un bulletin mensuel. Ici pas de notes chiffrées, pas de commentaires écrits, ni de pastilles vertes, orange ou rouges, non, c’est plus subtil. Ce sont des dessins. Les bambins de 4 et 5 ans doivent s’auto-évaluer dans trois domaines : Travail, Obéissance, Politesse. Je travaille comme : une petite cuillère, une pelle, une brouette, un tracteur … et enfin un bulldozer.

La tâche de l’enfant est, une fois par mois, de colorier dans chaque rubrique le dessin qui lui correspond. Ainsi Amélie s’auto-évalue : « Je travaille comme une pelle, j’obéis comme une enfant qui crie NON et je suis polie comme un chien qui montre les dents ». L’institutrice admire son honnêteté : « Elle comprend qu’elle doit faire des efforts et elle se montre plus sévère que moi ! » L’auto-évaluation devient une entreprise d’auto-dévaluation.

Le Jardin d’enfance comme antidote à une évaluation sélective

Le·la jeune enfant n’a pas le choix, qu’il·elle le veuille ou non, qu’il·elle apprécie ou pas, il·elle est conduit·e chaque matin à l’école et cela dans la majorité des cas. Qu’il ait
2 ans (en France), 2 ans ½ (en Belgique), 4 ans dans d’autres pays européens, la majorité d’entre eux et elles est scolarisée. Et c’est tant mieux, reconnaissent la plupart des acteurs de l’éducation. Les enfants ne sont pas difficiles à satisfaire. Le plus souvent le moment est préparé à la maison. Du choix judicieux d’activités variées dépendra le désir et le plaisir de participer. C’est le choix des enseignant·es de mettre en place une pédagogie ouverte sur d’autres possibles que la compétition et les jugements dévalorisants.

Quelques principes libérateurs

1. Le regroupement

Tout d’abord, la classe regroupe-t-elle 20 à 25 bambins du même âge ? Ou y a-t-il 20 à 25 enfants d’âges différents ? Un regroupement hétérogène où les plus jeunes suivent et apprécient les traces de leurs ainé·es, où la diversité des âges enrichit les jeux et les diverses formes d’expression : verbale, picturale, musicale, organisationnelle … de leurs apports, où la coopération remplace la comparaison.

2. Organiser le conseil coopératif, guide du vivre ensemble

Institutionnaliser le conseil coopératif au cours duquel les enfants vont avoir la parole pour organiser leur vie au sein de la classe. Inciter à prendre part à l’organisation et la gestion du temps, de l’espace et des contenus. 

Réfléchir et décider, ensemble, du contenu des journées. Quelques règles de fonctionnement décidées ensemble encadrent la liberté de chacun·e et créent l’harmonie du groupe 5.

3. Choisir le jeu et l’expression

L’harmonie nait de la variété d’activités proposées. Le jeu, l’expression, sont simultanément organisés en accès libre ou avec une contrainte créative. 

Ces deux secteurs d’activités suscitent beaucoup de propositions riches de découvertes. Pas de normalisation excessive. Le plaisir d’essayer différentes stratégies en peinture, le désir d’apprendre à écrire, l’exubérance vécue lors des spectacles de Guignol.

4. La bienveillance volontaire

Des jugements verbaux tels que : « Tu pourrais faire mieux », « Ce n’est pas très joli », « Tu as déjà fini ? », « Toi, ranger n’est pas ton fort » ne permettent pas au plaisir de naitre. Changer ces remarques en exclamations positives : « Tu t’es bien amusé ? Que souhaites-tu faire maintenant ? Avec qui ? Dans cette grande prairie verte pleine d’herbe, que tu as peinte, je vois arriver des bestioles, des lutins, des enfants, qu’en penses-tu ? »

Conclusion : nous tenir sur nos gardes

L’observation des manques, la volonté d’atteindre une norme définie de l’extérieur inhibe le plaisir de l’adulte, le fatigue et oriente son regard vers l’idée préconçue des socles de compétences à atteindre. Seul·es les enfants qui renvoient à l’enseignant·e l’image du « bon écolier » ou de la « bonne écolière » en retirent une satisfaction que nous ne confondrons pas avec le plaisir. Bientôt le désir de cet enfant correspondra au désir de l’adulte, perdra de sa créativité. Il sera dénaturé, mais hélas le plus souvent encouragé. Le plaisir s’étiolera. Il deviendra la satisfaction de plaire, de se comparer aux autres, d’être le·la plus méritant·e, de gagner, mettant à mal le climat de coopération déstressant indispensable au plaisir d’être ensemble.

Oui à une attention permanente à nos pratiques pour les débarrasser de toute coutume de répression, de comparaison. Cet état de veille est une nécessité pour beaucoup d’enseignant·es, de parents et d’enfants. Pour éviter farouchement ces habitudes de « notation » même informelles.

Oui, à une organisation ouverte qui installe dès la plus tendre enfance un climat de paix et de sécurité.

Oui, à une organisation délibérément citoyenne dès la maternelle.

Eugénie Eloy

1 Décret n° 2015-1929 du 31 décembre 2015 relatif à l’évaluation des acquis scolaires des élèves et au livret scolaire, à l’école et au collège

2 Trois rencontres dans l’année sont organisées à propos des évaluations. Celles-ci sont favorisées indirectement par d’autres occasions de rencontres.

3 Thème des prochaines rencontres maternelle du Groupe Français d’Éducation Nouvelle prévues en janvier 2025

4 Ce texte est reconstruit à partir de deux publications : Neumayer, M. et Vellas E. (2015). Évaluer sans noter. Éduquer sans exclure. Chronique sociale ; et de Eloy E. (2014). Un jardin d’enfance, Chronique sociale.

5 Janusz Korczak, Les Règles de la Vie, Fabert, 2010.