Résister et inventer : retrouver la puissance d’agir dans un monde néolibéral
Pour qui accepte de se décaler un instant et consent à quitter l’enceinte scolaire, il apparait avec évidence que les phénomènes mis en lumière dans cette série consacrée à l’école inclusive — en particulier ce durcissement technocratique qui capte notre force de travail et entrave toujours davantage notre puissance d’agir — débordent largement le seul périmètre institutionnel du DIP et de la CIIP, de Genève, de la Suisse romande, et excèdent même les frontières nationales et européennes. La conjoncture géopolitique, de plus en plus crispée, se double d’un espace médiatique et idéologique qui s’oriente chaque jour davantage vers des positions réactionnaires. Les grands canaux de diffusion reprennent désormais sans scrupule les thématiques de l’extrême droite, les normalisant, les banalisant, les érigeant en cadres de pensée prétendument « légitimes », et élargissant de ce fait, de jour en jour, la fenêtre d’Overton 1. Dans un tel contexte, faire résonner une voix alternative, fondée sur la solidarité et l’entraide plutôt que sur la concurrence, sera vite assimilée à une illusion de bonne volonté, irréaliste face aux rapports de force existants. La réaction outrancière, la caricature systématique, la sidération médiatique sont devenues les armes privilégiées de nos adversaires politiques — et, de plus en plus souvent, des autorités elles-mêmes —, qui nous contraignent à évoluer selon leur temporalité, à commenter leurs provocations, à nous indigner de leurs injonctions. Or, réagir n’est pas agir : tant que nous acceptons de nous laisser enfermer dans ce terrain imposé et défini par eux, nous sommes vaincu·es d’avance.
De l’aliénation à la sidération : l’individu sous capture néolibérale
Le philosophe franco-argentin Miguel Benasayag décrit avec clairvoyance ce sentiment d’impuissance généralisée qui hante notre présent. Nous évoluons désormais dans un monde saturé de menaces — écologiques, politiques, épidémiologiques — dont l’accumulation, loin de susciter un sursaut collectif, nous plonge dans une sidération paralysante. Dépossédé·es de notre capacité d’agir, nous nous découvrons réduit·es à simples spectateurs et spectatrices d’une réalité qui s’impose comme un destin. Or, selon Benasayag, cette impuissance ne relève pas d’une contingence passagère : elle constitue le symptôme d’un effondrement plus profond, celui de la conception moderne de l’individu. Héritier de la rationalité instrumentale, l’individu moderne fut pensé comme souverain, rationnel, maitre de soi et du monde. Mais face à l’intensification globalisée du travail — ce que Karl Marx identifiait déjà comme l’expropriation de la vie au profit de l’accumulation — et à l’accélération effrénée du rythme de nos sociétés contemporaines — que Hartmut Rosa décrit comme une dynamique aliénante de « désynchronisation » —, ce mythe vacille. Ce qui se dévoile alors, c’est notre vulnérabilité fondamentale, notre interdépendance constitutive, et l’impossibilité d’endiguer des dynamiques planétaires qui échappent à toute maitrise humaine. Ainsi, loin d’incarner une promesse d’autonomie, l’individu contemporain fait l’expérience de sa dépossession et de la perte de ce que Hanna Arendt appelait un « monde commun », où l’action ouvrait autrefois un espace de liberté.
Cet effritement s’inscrit dans un régime de gouvernementalité qui, comme l’a montré Michel Foucault, s’exerce par la normalisation et le contrôle. L’individu contemporain est sommé de se conformer à l’impératif de l’efficacité et de la mesure : tout doit être quantifié, optimisé, ajusté selon une rationalité comptable. La santé, les relations, le travail, jusqu’au sommeil, sont colonisés par la logique des indicateurs — calories, pas, productivité, cycles de sommeil. Nos existences cessent d’être vécues comme expériences singulières : elles sont administrées, régulées, réduites à des données quantifiables et mesurables. Nous n’existons plus comme sujets, mais comme fonctions, rouages intégrés dans un dispositif qui vise moins à émanciper qu’à gérer. Comme le pressentait Marx, la logique de l’accumulation dissout l’humain concret dans la rationalité abstraite du capital.
C’est par ce processus que le néolibéralisme a capturé notre puissance d’agir, la convertissant en désir de consommation, en pulsion d’achat, en peur de manquer. Là où l’action politique, selon Arendt, devait ouvrir un espace de liberté et de nouveauté, nous sommes désormais réduit·es à une reproduction passive des comportements prescrits. Le résultat est manifeste : une population épuisée, démobilisée, privée d’horizon collectif. Or, le problème ne réside pas seulement dans le présent ; il est aussi logé dans notre rapport au temps. Nous avons cessé de croire au futur. Ce qui fut, dans la modernité, la promesse de l’émancipation et des « lendemains qui chantent », ne s’annonce plus aujourd’hui que sous les traits de catastrophes climatiques, de dérives autoritaires, de pandémies et de guerres. Ce futur, désormais, ne se projette plus comme un champ d’espérance : il se dresse comme une menace. Comment, dès lors, lutter, lorsque le temps lui-même devient instrument de domination ?
Résister sans vaincre : pour une politique de l’interstice
À l’aune des transformations du monde contemporain et de l’impasse où se trouvent les formes traditionnelles de contestation, il convient d’envisager et d’explorer d’autres voies : et si la lutte devait désormais être pensée sous la forme d’une guérilla ? Ce terme, issu de l’histoire espagnole du début du XIXe siècle, lorsque des communautés paysannes affrontèrent l’armée napoléonienne, signifie littéralement « petite guerre ». Mais il serait insuffisant d’y voir un simple prolongement du seul registre militaire. La guérilla n’est pas, en effet, un affrontement symétrique ; elle est, au contraire, une stratégie dissymétrique, où les faibles inventent des modes d’action capables de fissurer des forces autrement écrasantes. C’est une politique de l’inventivité, une pratique de la ruse qui, comme l’a montré le philosophe français, Michel de Certeau, se déploie dans les interstices du pouvoir pour le détourner, le parasiter, le fragiliser. Loin d’un romantisme épique, cette image résonne aujourd’hui avec une intensité nouvelle. Car, face à la puissance dévorante du néolibéralisme, à ses prolongements technocratiques et à son hégémonie culturelle, nous ne disposons pas des moyens matériels de la confrontation frontale. Nous n’avons ni chars, ni divisions blindées, ni bataillons médiatiques. Nous possédons en revanche nos corps, nos voix, nos imaginaires, nos collectifs : des ressources fragiles, certes, mais irréductibles, et qui constituent le socle d’une résistance diffuse.
Benasayag en tire une conclusion radicale : dès lors que le futur se fait horizon paralysant, c’est dans l’épaisseur du présent que doivent se déplacer nos luttes. Ne plus attendre demain pour agir ; ne plus s’en remettre aux grandes visions englobantes, aux plans quinquennaux ou aux victoires finales qui promettent toujours un avenir radieux, mais suspendent indéfiniment l’action. Il faut, au contraire, investir ici et maintenant chaque brèche, chaque espace interstitiel, chaque terrain où la domination peut être ébranlée. La question n’est plus : « Comment vaincre ? », mais « Comment résister ? ». Comme l’enseignait Antonio Gramsci, il s’agit moins d’engager une guerre de mouvement — frontale, totale, décisive — que de mener une guerre de position : patient travail de sape, occupation culturelle, invention de pratiques collectives capables de ronger l’hégémonie de l’intérieur. Dans cette perspective, la guérilla n’est pas seulement une métaphore militaire : elle devient le paradigme d’une politique du présent, fondée sur la ruse, la créativité et la persistance, qui refuse de céder le terrain symbolique et matériel au pouvoir dominant.
Ainsi, penser la lutte sous le paradigme de la guérilla, revient déjà à esquisser un déplacement stratégique majeur : refuser de se laisser enfermer dans les logiques imposées par nos adversaires et investir, à rebours de la paralysie, l’épaisseur même du présent. Mais une telle perspective soulève inévitablement une interrogation décisive : sous quelles formes concrètes cette résistance peut-elle se déployer ? Comment dépasser la simple posture du refus pour inaugurer des pratiques capables d’instituer, ici et maintenant, d’autres manières de vivre et d’agir collectivement ? C’est à cette exploration que se consacrera la prochaine partie : elle s’attachera à montrer comment, du passage de la résistance réactive à la résistance créatrice, de la multiplication de fragments de pouvoir collectif jusqu’à la guérilla pédagogique des enseignant·es et de leurs syndicats, se dessine la promesse d’une véritable politique de l’émancipation.
Francesca Marchesini, présidente de la SPG
