L’apprentissage au-delà des f rontières

C’était la guerre au Kosovo quand Albane est arrivée dans ma classe. J’avais des 7P  à l’époque. Albane était logée dans les abris de la PC pas très loin de notre école. Une semaine après la rentrée, elle a nous a été confiée.  Elle semblait déjà grande pour être dans notre classe, mais elle ne savait pas du tout lire, pas décoder. Elle ne parlait que peu le français. 

Quelques semaines après son arrivée, je décide de rencontrer les parents. Je devais leur EXPLIQUER le système éducatif … pensai-je. C’était mon devoir. 

Ils sont arrivé·es tous les deux. La maman, le papa. J’ai déroulé mon discours. La maman dodelinait de la tête. Je trouvais qu’elle avait l’air hagard. J’ai continué. Il y a le PER, les examens, les notes … Une journée type se déroule comme ça et patati et patata … Albane ne sait pas lire … Environ 45’ après, je m’arrête et dis : 

– Vous avez des questions ?

Le papa s’est levé. Il y avait au fond de la classe une carte du monde affichée. Il y est allé et m’a montré le chemin qu’ils·elles avaient parcouru pour venir ici. Il m’a raconté le froid, les montagnes, la neige, les morts … L’oncle et la tante, restés là-bas. Il a probablement tu l’indicible.

J’ai alors compris à quel point mes préoccupations étaient éloignées des leurs. 

Dans mes souvenirs, j’ai annoncé quelque chose comme : « On va lui apprendre à lire si vous être d’accord. » Tous les deux ont opiné et sont repartis. 

Nous nous sommes acharné·es avec mes collègues. Nous avons appris comment on enseigne la lecture, parce que nous n’étions pas des spécialistes. Nous avons adapté les programmes. 

Étrangement, après les premiers bilans, nous n’avions pas le sentiment qu’Albane progressait. On peut même dire que c’était comme si on n’avait rien fait. Jusqu’au jour où … 

En camp de ski, quelques mois après son arrivée en Suisse, Albane nous a montré qu’elle savait lire. Elle s’était fissuré l’index et en attendant les résultats de la radiographie dans un café du coin, elle s’est mise à lire à haute voix les titres des journaux. 

Quels frissons ! Quel moment extraordinaire ! Pourquoi et comment était-ce arrivé précisément là, alors que cela faisait des semaines que nous lui proposions des activités de lecture sans succès. Sans le moindre succès. 

Nous avons mis plusieurs semaines avant de comprendre. En février de cette année-là, quelques jours avant le camp, la famille a reçu un permis F (destiné aux personnes réfugiées, admises à titre provisoire). 

Avec le recul

C’est un sentiment étrange qui m’a habité quelques temps durant. Que ce serait-il produit si la famille n’avait pas reçu le précieux sésame ? Albane aurait-elle appris à lire ? Y étions-nous quand même pour quelque chose dans cette histoire-là ? Quel est le sens de tout cela, plus précisément de mon métier ? Je sais désormais que le travail préparatoire réalisé avant l’obtention du permis fut déterminant pour Albane. Grâce à ce que nous avions fait, sans cesser d’y croire, en insistant au quotidien, a servi immédiatement après le droit de rester. Sans permis, Albane aurait probablement appris à lire. Plus lentement, plus difficilement … ses chances d’intégration auraient sûrement été péjorées. 

Ce souvenir fait écho aux articles parus dernièrement dans la presse (Le Courrier et le 24H, notamment), à propos de l’enseignement dans les centres fédéraux d’asile (ou CFA), à la suite de certaines décisions du Département de l’Instruction Publique genevois de scolariser les enfants à l’intérieur des centres et non plus dans les classes ordinaires. Comment faire pour accueillir au mieux les enfants ? Quelles solutions pour une scolarisation sereine, sachant les parcours violents, déchirants qu’ils et elles ont vécus et vivent encore, dans l’attente d’un droit de rester, d’un droit de vivre ? 

Sandrine Breithaupt