Quand l’inclusion sert de paravent à une politique de l’exclusion : treizième partie 

La rencontre avec la CIIP : anatomie d’un renversement accusatoire

L’origine de cette longue série d’articles remonte à une rencontre, en septembre dernier, entre une délégation du SER et la CIIP — une séance dont le caractère surréaliste ne s’est dissipé qu’au prix d’une lecture politique serrée. Les représentant·es de l’autorité scolaire ont reproché au SER d’avoir rendu publiques les préoccupations du terrain, accusant les enseignant·es de ternir l’image de l’école et, plus gravement encore, de contribuer à la pénurie qui frappe la Suisse romande — comme si celle-ci n’était pas l’effet direct des choix politiques portés par celles et ceux qui, face à nous, feignaient l’indignation.

Ce renversement accusatoire — presque caricatural — relève pleinement de ce que Bourdieu nomme violence symbolique : attribuer aux dominé·es la responsabilité d’une crise qu’iels ne maîtrisent pas, tout en invisibilisant les mécanismes structurels qui l’ont produite. Car la pénurie n’est pas née de notre parole, mais d’un affaiblissement méthodiquement organisé : surcharge croissante, moyens insuffisants, inflation non compensée, gel des mécanismes salariaux, autonomie rognée, injonctions contradictoires, verticalisation managériale. Comment les autorités, qui attisent depuis des décennies le mépris public envers les fonctionnaires en les présentant comme une « charge » pour le contribuable, peuvent-elles feindre la surprise face à la désaffection d’un métier dont elles rendent elles-mêmes tous les jours l’exercice plus contraint, plus étriqué, plus empêché ?

Et comment peuvent-elles, dans le même mouvement, nous imputer un prétendu refus de l’école inclusive alors qu’elles dressent les obstacles structurels qui rendent impossibles les conditions mêmes de sa réalisation ? Comme si l’inclusion relevait d’un état d’esprit individuel plutôt que d’une infrastructure collective, et comme si les enseignant·es étaient coupables de ne pas combler, par leur seule abnégation, le gouffre que l’austérité politique a délibérément creusé.

Ce qui, d’abord, paraissait incohérent — presque ubuesque — s’est révélé, à l’examen, parfaitement logique. Le renversement accusatoire s’inscrit dans une architecture de domination analysée entre autres par Gramsci (hégémonie culturelle), Marx (expropriation du travail), Fraser (capture managériale des idéaux émancipateurs), Linhart (subordination salariale) et Framont (fiction contractuelle). Le 19 septembre 2024, la CIIP n’a pas « dérapé » : elle a appliqué, avec une précision bureaucratique, la grammaire ordinaire du néolibéralisme scolaire.

Faire taire – Renverser la charge – Culpabiliser les victimes – Masquer les responsabilités réelles.

C’est pour comprendre cette scène, pour la replacer dans l’économie générale d’un système qui fait de l’école un lieu de domination contenue et de dépossession méthodique, que cette série a été écrite. Et c’est ce qui confère à cette conclusion son rôle propre : non pas clore, mais intensifier ; non pas résigner, mais rouvrir la possibilité d’un agir collectif lucide et déterminé.

Entre consécration et trahison : le destin néolibéral d’un idéal éducatif

En accusant les enseignant·es de rejeter l’école inclusive, la CIIP a mis au jour, malgré elle, un déplacement décisif des rapports de force dans le champ scolaire : les forces conservatrices ne disposent plus du pouvoir symbolique de fixer les catégories légitimes de la pensée éducative. Porté par des décennies de luttes pédagogiques et sociales, le principe d’inclusion est désormais inscrit dans la loi et dans le sens commun institutionnel : aucune autorité, en Suisse comme dans la plupart des pays européens, n’oserait, pour l’instant, assumer ouvertement une école inégalitaire — même si les évolutions récentes aux États-Unis ou en Hongrie rappellent à quel point cet horizon demeure réversible.

Ce renversement est majeur. Il signale ce que Gramsci identifiait comme le cœur de l’hégémonie culturelle — la transformation des évidences disponibles — et ce que Bourdieu lisait comme une reconfiguration silencieuse des structures objectives du champ. Mais cette victoire demeure ambivalente. Si les autorités ne peuvent plus défendre l’inégalité, elles peuvent encore en reproduire les effets. Nancy Fraser l’a montré : l’hégémonie néolibérale excelle à capturer les signifiants politiques hérités des luttes, à les vider de leur force conflictuelle, à les reconfigurer en instruments de légitimation managériale. Le mot subsiste ; la puissance critique disparait.

L’inclusion devient alors un fétiche institutionnel — célébré comme la démocratie ou la paix — dont l’hommage rhétorique masque l’évidement du concept. Elle fonctionne comme ce que Bourdieu appelait une dénégation du réel : proclamer l’égalité pour mieux se dispenser d’en assumer les exigences institutionnelles. Or l’inclusion ne se décrète pas : elle s’institue. Elle requiert du temps, des collectifs solides, des effectifs raisonnables, une école affranchie de la logique productiviste. Elle exige ce que Judith Butler nomme une interdépendance assumée — la reconnaissance que nos vulnérabilités sont partagées et doivent être prises en charge ensemble. Rien n’est plus éloigné de cette vision que l’appareillage managérial actuel.

Ainsi, si les autorités scolaires miment l’inclusion, c’est bien que la bataille culturelle a été gagnée. Mais si elles se contentent de la mimer, c’est que la bataille politique — celle des structures, des moyens et du travail réel — reste entière.

L’inclusion comme écran : neutralisation symbolique et politique de l’abandon

L’un des mécanismes centraux du néolibéralisme consiste à capturer les concepts émancipateurs pour les réencoder dans un registre managérial. Dans le champ scolaire, il n’opère pas par rejet frontal des idéaux égalitaires, mais par leur mise en forme bureaucratique : l’inclusion, extraite de ses conditions matérielles de possibilité, devient un signifiant politiquement correct, neutralisé, réduit à une catégorie instrumentale inscrite dans un régime d’efficience, de flexibilisation et de standardisation. Dans ce cadrage managérial, l’inclusion fétichisée sert à euphémiser les mécanismes de tri et à obscurcir les inégalités structurelles de ressources qui déterminent les parcours des élèves — non pas du fait du principe lui-même, mais parce qu’il est mobilisé dans un dispositif qui en inverse le sens.

Une école inclusive est en effet structurellement incompatible avec un ordre fondé sur la concurrence, la rentabilité et l’individualisation. Achille Mbembe l’a montré : les régimes contemporains reposent sur des politiques de l’abandon, c’est-à-dire sur des dispositifs de sélection silencieuse qui hiérarchisent les existences et acceptent certains sacrifices comme allant de soi. L’inclusion authentique procède du geste inverse : affirmer l’égale dignité et construire les conditions concrètes d’une égalité de traitement. Le capitalisme scolaire contourne cette exigence : il proclame l’inclusion pour mieux naturaliser l’exclusion, transformant l’école en appareil de tri méritocratique au sens où l’entendaient Bourdieu et Passeron. 

Normer le temps : la forme scolaire de la discipline néolibérale

Ainsi, l’inclusion proclamée par les autorités ne peut en aucun cas être opératoire : il s’agit une catégorie symbolique détournée, vidée de sa force émancipatrice, réinvestie par la logique néolibérale. Elle devient un capital moral mobilisé pour légitimer la pénurie, naturaliser les inégalités et euphémiser l’inaction institutionnelle. 

Parallèlement — mécanisme distinct mais étroitement articulé — les autorités déploient, depuis de nombreuses années, un dispositif disciplinaire progressivement étendu, destiné à resserrer toujours davantage l’emprise institutionnelle sur le travail enseignant. Foucault l’avait anticipé : dans les sociétés néolibérales, la gouvernementalité s’exerce moins par la contrainte directe que par la circulation d’indicateurs, de normes et d’outils techniques destinés à produire des conduites ajustées. C’est le cœur de la gouvernementalité par les normes : l’indicateur remplace le jugement professionnel, la procédure supplante la délibération, la technique sert de vecteur à la domination.

La directive sur le temps de travail des enseignant·es en constitue l’illustration la plus nette :

• elle prétend clarifier, mais elle surveille ;

• elle prétend organiser, mais elle contraint ;

• elle prétend protéger, mais elle confisque.

Loin d’être un outil de transparence, elle agit comme un instrument disciplinaire : elle fixe les normes pour mieux étendre leur emprise, resserre les marges sous couvert d’objectivation, capte le temps pour orienter les pratiques. Chaque minute devient un opérateur de gouvernement ; chaque enseignant·e, l’objet d’une rationalité qui transforme l’autonomie en faute et la disponibilité en dette. 

Comme l’a conceptualisé Foucault, le pouvoir moderne ne s’impose pas seulement par la loi : il se déploie dans les dispositifs, administre les corps par les horaires, gouverne les subjectivités par l’évaluation. Et c’est bien cette forme de gouvernementalité — normative, technique, apparemment neutre — que les autorités scolaires activent aujourd’hui pour encadrer le travail enseignant sous couvert d’objectivité et de modernisation.

C’est là, précisément, que s’ouvre la suite de cette conclusion : comprendre comment cette emprise s’est construite, comment elle dépossède le travail, comment elle désinstitutionnalise l’école — et surtout comment nous pouvons, collectivement, en reconquérir les lieux.

Francesca Marchesini, présidente de la SPG