Les outils de surveillance et l’intensification de la domination
À l’heure où l’école publique est soumise à une mise sous tutelle managériale qui confisque l’autonomie enseignante et dissout les collectifs éducatifs, la SPG affirme la nécessité d’un renversement politique clair. La mobilisation en cours exprime une exigence irréductible : restituer aux équipes pédagogiques leur souveraineté professionnelle, réinstituer la démocratie dans l’organisation scolaire et réaffirmer la mission émancipatrice de l’école publique. Ainsi, avant de conclure cette longue série d’articles, il importe d’examiner les outils mêmes de cette domination — l’informatisation du contrôle et la multiplication des directives, au premier rang desquelles celle sur le temps de travail — afin d’en dévoiler les mécanismes et d’en démonter la logique. Ce détour est d’autant plus nécessaire qu’il permettra, en conclusion, d’ouvrir sur les alternatives possibles, déjà à l’œuvre, et de réaffirmer qu’un autre modèle d’organisation est non seulement souhaitable, mais réalisable.
L’essor fulgurant de l’informatique a ouvert la voie à un contrôle d’une ampleur inédite : intrusif, technocratique et radicalement déshumanisé. Chaque minute de travail s’y trouve désormais capturée, évaluée et soumise à une optimisation permanente. Le temps, jadis instrument d’organisation collective, est ainsi converti en indicateur de rendement et vecteur de subordination. Ce dispositif disciplinaire s’articule à une prolifération d’injonctions contradictoires, particulièrement manifeste dans les services publics, où il est exigé simultanément des personnels qu’ils accomplissent leurs missions d’intérêt général tout en satisfaisant à des impératifs d’efficacité marchande — deux logiques structurellement incompatibles. Dans ce cadre, l’architecture hiérarchique ne constitue plus un outil de coordination au service du travail réel ; elle se réduit à un instrument de légitimation managériale, conçu pour rassurer actionnaires, élu·es ou supérieur·es hiérarchiques par l’illusion d’une rentabilité prétendument exemplaire. Elle ne produit plus de sens collectif : elle érige une vitrine de conformité.
Quand la bureaucratie confisque l’autonomie
La directive sur le temps de travail s’inscrit pleinement dans cette logique de dépossession. Loin d’apporter la moindre contribution à l’intelligence du travail réel des enseignant·es, elle constitue, dans sa version la plus clémente, une entreprise bureaucratique de resserrement du contrôle sur un temps pourtant censé relever de l’autonomie professionnelle ; et, dans sa version la plus brutale, une offensive disciplinaire destinée à intensifier la pression exercée sur les personnels, en les contraignant — implicitement ou explicitement — à accroître leur charge effective. Ce dispositif n’est en réalité qu’un aménagement cosmétique, qui consacre et légalise une organisation du travail foncièrement technocratique et autoritaire, radicalement détachée des réalités pédagogiques et des conditions concrètes de l’enseignement. Plus encore, il institue comme principe intangible que la maîtrise du temps de travail — et, plus décisivement encore, l’organisation de ce temps — ne relève plus des enseignant·es ni des collectifs pédagogiques, mais d’une hiérarchie managériale qui s’arroge un droit de propriété sur l’activité éducative.
Toujours dans ce contexte, la souffrance professionnelle demeure occultée, la complexité du métier niée, l’intelligence collective systématiquement marginalisée. Derrière les proclamations d’intention, la directive ne fait qu’entériner un principe délétère : l’organisation du travail ne relève plus de la responsabilité des professionnel·les directement concerné·es, mais d’une hiérarchie éloignée du terrain, indifférente aux réalités pédagogiques et insensible à la charge concrète assumée par celles et ceux qui portent, seul·es, les conséquences des décisions imposées. En prétendant reconnaître certaines revendications légitimes — telle la prise en compte du temps partiel —, elle ne fait en réalité qu’entériner le mouvement profond d’une dépossession croissante, où les choix essentiels sont arrêtés unilatéralement par des instances de plus en plus distantes et étrangères à la pratique éducative.
De la protection au contournement : la trahison réglementaire du DIP
Plutôt que de repenser en profondeur un système structurellement maltraitant — pour les élèves comme pour les professionnel·les — la directive s’inscrit dans une stratégie plus large : normaliser les dérives existantes en les habillant d’une légitimité réglementaire fragile, appuyée de surcroît sur des indicateurs mathématiquement fallacieux. L’exemple du spécialisé, et plus particulièrement de l’OMP, en offre une illustration éclatante. Depuis des années, l’administration s’acharne à faire croire aux enseignant·es que l’encadrement des repas pouvait être exigé en sus des 24 heures hebdomadaires en présence des élèves, ou artificiellement intégré dans leur temps de préparation. Or, l’ancienne formulation du RStCE (art. 7) protégeait explicitement les enseignant·es, en stipulant que cet encadrement relevait par définition du temps de présence et devait donc être compris dans les 24 heures. C’est précisément pour briser cette protection qu’une modification unilatérale du règlement a été imposée, contre l’avis des représentant·es du personnel. Par cette manœuvre juridique, l’administration a élevé au rang de norme ce qui relevait hier de l’abus : l’extension du temps de travail en présence des élèves a été institutionnalisée, sans la moindre compensation, sans la moindre concertation, et en totale absence de fondement pédagogique. Il s’agit là d’une véritable fraude intellectuelle, qui aggrave la surcharge déjà endémique du spécialisé et piétine la dignité professionnelle de celles et ceux qui accompagnent au quotidien les élèves les plus vulnérables du canton. Quant aux déclarations de la conseillère d’État se disant prête à rouvrir la discussion, elles n’ont, pour l’heure, trouvé aucune traduction concrète : elles demeurent à ce stade de simples paroles, en attente d’engagements effectifs.
Le travail comme espace de créativité collective et d’intelligence partagée
Pour le sociologue français Nicolas Framont, l’hégémonie capitaliste et hiérarchique ne saurait en aucun cas être envisagée comme une fatalité. Des formes alternatives d’organisation existent déjà, bien que marginalisées ou volontairement invisibilisées par les structures dominantes. Elles constituent la preuve tangible de la possibilité d’une rupture avec l’ordre établi et esquissent des pistes concrètes pour dépasser les impasses structurelles du modèle actuel. Dans cette perspective, Framont plaide pour une refondation radicale des structures de travail sur des bases véritablement égalitaires, rompant avec les logiques d’exploitation, de dépossession et de surveillance généralisée, afin de restituer aux travailleurs et travailleuses le pouvoir collectif qui leur revient de droit. Il rejette avec force le récit hégémonique qui érige la hiérarchie en synonyme d’efficacité et l’accumulation capitaliste en horizon indépassable, en dévoilant leur fonction idéologique première : légitimer la domination et neutraliser toute contestation. En réhabilitant la question du travail comme enjeu politique central, il ouvre la voie à une vision émancipatrice : celle d’un monde où le travail redeviendrait un espace de coopération, de sens partagé et de créativité collective. Un monde où l’intelligence partagée, la délibération démocratique et l’entraide primeraient sur la compétition, le contrôle et l’obsession de la performance. C’est à cette transformation que nous devons nous atteler sans délai : par la mobilisation, la solidarité active et l’affirmation sans compromis d’un projet réellement émancipateur pour l’école et pour la société tout entière. Car un autre travail est possible — et il commence ici et maintenant, dans le refus obstiné de la soumission.
Francesca Marchesini, présidente de la SPG