Résister et inventer : la promesse d’un commencement.
L’article du mois précédent s’attachait à montrer comment le néolibéralisme, en capturant notre puissance d’agir et en soumettant les existences à la logique de la mesure et du contrôle, a plongé les individus dans une sidération paralysante. Face à l’effritement du mythe de l’autonomie moderne et à l’imposition d’un agenda idéologique réactionnaire, il ne suffit plus de réagir : il s’agit désormais de déplacer le terrain des luttes. Penser la résistance sous le prisme de la guérilla, c’est se donner la possibilité d’échapper à l’affrontement frontal pour investir l’épaisseur du présent — à travers la ruse, l’inventivité et la prolifération d’espaces interstitiels de contestation. Reste alors à interroger les formes concrètes que peut revêtir une telle résistance : comment passer du refus réactif à une résistance créatrice, capable d’ouvrir, ici et maintenant, les prémices d’un autre monde ?
De la résistance réactive à la résistance créatrice
Résister peut prendre des formes multiples. La première, la plus visible, demeure celle de l’affrontement direct avec le pouvoir. Indispensable, elle ne saurait toutefois suffire. Car si nous nous bornons à dire « non », nous restons captifs et captives d’une logique purement réactive, où notre énergie se consume à repousser, sans relâche, les assauts successifs. À côté du refus, il devient donc nécessaire de déployer une résistance créatrice : imaginer, inventer, bâtir d’autres manières de faire, ouvrir d’autres voies d’existence. Il s’agit d’activer la puissance de l’imaginaire collectif — non pour conquérir le pouvoir, mais pour se soustraire à sa logique guerrière, hiérarchique et destructrice. Cette exigence d’invention appelle un déplacement éthique : résister, ce n’est pas retourner la violence contre elle-même, mais lui opposer d’autres formes de vie et de pensée.
Nous ne vaincrons pas l’extrême droite, ni ses avatars managériaux, en recourant à leurs propres armes : la haine, la domination et la peur sont des instruments qui, retournés, finiraient par nous corrompre et nous réduire au même nihilisme. Comme l’avait déjà pressenti le philosophe allemand Theodor W. Adorno, nul ne triomphe de la barbarie en en reproduisant les formes.
La guérilla, en revanche, invite à un déplacement radical : elle n’est pas seulement une tactique de combat, mais une manière d’habiter le monde. Elle relève d’un art de l’existence, qui esquisse dans le présent les prémices d’un avenir différent. Car nul ne peut dire à quoi ressemblera le monde dans dix ou vingt ans ; mais chaque acte de résistance créatrice, chaque lieu de solidarité, chaque espace de coopération dessine déjà, ici et maintenant, les fragments d’un autre monde possible. En ce sens, résister ne consiste pas seulement à s’opposer, mais à inaugurer, au cœur même de l’adversité, la promesse d’un commencement.
Décloisonner l’action : des fragments de pouvoir collectif
L’activiste Camille Étienne souligne à juste titre que nos adversaires parviennent à nous enfermer dans un double piège : celui de l’indignation permanente ou de la démobilisation totale. Indignation ou paralysie : telle est leur stratégie. Tant que nous consentons à danser au rythme qu’ils imposent, nous perdons la maitrise de notre action. La seule manière de nous en affranchir consiste à élaborer nos propres temporalités politiques, nos propres agendas militants. Il ne s’agit pas seulement de lutter contre, mais de lutter pour : pour des propositions concrètes, pour des expériences locales, pour une stratégie des petits pas esquissant progressivement un horizon commun.
Cette orientation ne prétend pas constituer une solution suffisante. La multiplication de micro-expériences peut-elle, à elle seule, répondre à l’urgence écologique, à la montée des fascismes ou à l’effondrement des institutions démocratiques ? Sans doute pas.
Mais la philosophie de Miguel Benasayag ouvre ici une brèche conceptuelle : elle confère de la valeur à ce qui, jusqu’alors, paraissait marginal, anecdotique ou dérisoire. Une coopérative, une école alternative, une assemblée de quartier, une grève dans une école primaire : chacune de ces initiatives, même infime, constitue un fragment de résistance, une réaffirmation tangible de notre puissance collective.
À travers elles, la praxis retrouve son épaisseur et son efficience — comme le suggérait Cornelius Castoriadis lorsqu’il insistait sur la capacité de l’imaginaire social à transformer le réel.
Penser la lutte sous le prisme de la guérilla ne signifie donc nullement renoncer, mais opérer un déplacement stratégique et existentiel. Renoncer, certes, à la promesse illusoire d’une victoire finale, mais pour mieux réinvestir la construction quotidienne d’espaces de vie résistants. Il s’agit de décloisonner l’action, de la soustraire aux seuls partis et institutions, de la rendre diffuse, transversale, plurielle. La guérilla se manifeste ainsi dans la multiplication des foyers de contestation et de création, là où nous vivons, là où nous travaillons. Elle refuse l’isolement et réapprend à tisser des liens : car notre puissance ne réside pas dans la conquête institutionnelle du pouvoir, mais dans la capacité à faire vivre des solidarités concrètes, capables de soutenir l’action et d’ouvrir des espaces d’autonomie au sein d’un monde de plus en plus régulé.
L’action collective comme fondement de l’émancipation
La guérilla des enseignant·es, de leurs syndicats et de leurs collectifs se déploie précisément à cet endroit : dans le refus des logiques d’évaluation standardisée, de marchandisation de l’éducation et de dépossession de l’autonomie professionnelle, mais aussi, dans le même mouvement, dans l’affirmation d’autres manières de faire école. En occupant les salles, en délibérant en assemblée, en partageant nos expériences et en construisant des alternatives pédagogiques concrètes, nous faisons exister un monde qui échappe à la logique des indicateurs de performance et se soustrait à la rationalité instrumentale.
Il ne s’agit pas de rêver un futur radieux dicté par un parti ou par une avant-garde autoproclamée éclairée, mais de vivre, dès aujourd’hui, une politique de résistance et de création. Une politique qui, loin de se résigner, affirme au contraire que chaque geste compte et que chaque acte de solidarité fissure — même imparfaitement — l’édifice du néolibéralisme. Comme le rappelait Hannah Arendt, l’action présente, lorsqu’elle est collective et consciente de sa capacité à inaugurer, constitue la véritable source de puissance. Et si l’avenir demeure imprévisible, une chose reste certaine : en cessant de nous soumettre et en choisissant d’agir ici et maintenant, nous retrouvons notre puissance et réaffirmons notre rôle de sujets actifs dans la construction d’un monde plus juste et plus humain.
Une politique du présent pour la promesse d’un monde commun
La critique du néolibéralisme, telle qu’elle s’est déployée dans ces deux volets, révèle moins une fatalité qu’un champ de possibles. Si la rationalité instrumentale, la logique du contrôle et l’accélération sociale tendent à nous enfermer dans une impuissance paralysante, elles n’ont pas aboli la capacité humaine d’inventer. La guérilla, comprise comme paradigme de la lutte contemporaine, nous invite à rompre avec l’attente illusoire d’une victoire finale pour réinvestir l’épaisseur du présent — dans ses interstices, ses brèches et ses marges.
Dans un monde saturé de menaces et de récits apocalyptiques, résister signifie aussi créer. Chaque fragment de solidarité, chaque espace d’expérimentation collective, chaque geste de désobéissance concrète fissure l’édifice du capitalisme néolibéral et ouvre la possibilité d’un commencement. Loin de l’isolement et de la résignation, il s’agit de réapprendre à tisser des liens, à investir des lieux, à faire advenir dès aujourd’hui des formes de vie qui échappent à la logique de la marchandise et de la domination.
Car, au fond, la question n’est pas de savoir quand nous vaincrons, mais comment nous refusons de céder. Notre puissance ne se mesure pas à la conquête d’un pouvoir central, mais à la capacité de construire, ici et maintenant, une politique vivante de solidarité et d’émancipation. C’est dans cette persévérance — dans cet entêtement créateur — que réside notre véritable force : celle d’ouvrir, au cœur même de l’adversité, la promesse d’un monde commun à venir.
Francesca Marchesini, présidente de la SPG
